Raphael Liogier: " L’islamophobie s’explique par le sentiment de déclin de l’Europe."
Femmes voilées tabassées, Mosquées taguées, travailleurs musulmans discriminés, en France les délits islamophobes font régulièrement la « Une » depuis quelques mois.
Souvent, les agresseurs croient pouvoir justifier leurs actes par la prétendue menace d’une invasion imminente de l’Europe par les Musulmans.
Dans « Le mythe de l’islamisation: essai sur une obsession collective », sorti en octobre 2012, Raphael Liogier avait analysé et démonté les arguments à l’origine de cette fable. À l’heure où le terme même d’islamophobie est remis en cause au plus haut sommet de l’État français, il n’est pas inutile de revenir sur cet ouvrage avec son auteur.
Vous êtes professeur de sociologie à Sciences-Po Aix-en-Provence (France), spécialiste des religions et l’un de vos précédents ouvrages s’intitule « Une laïcité « légitime » ». Pourriez-vous tout d’abord nous donner une définition de la laïcité, notion qui revient souvent dans le débat public mais qui n’est pas toujours bien maitrisée ?
L’interdiction du voile dans les écoles (loi de 2004), puis du voile intégral dans les lieux publics (loi d’avril 2011) s’est faite au nom de la laïcité. De même que la récente proposition d’interdire le voile à l’Université a été émise par le Haut conseil à l’intégration (HCI) dans le cadre de sa mission « laïcité ». Est-ce bien de laïcité dont il est question ?
Peut-être qu’il y avait d’autres justifications à l’interdiction du port du voile à l’école: risque de banalisation ou autre… Mais il est faux de dire que cela relève de la laïcité. Ce n’est pas de la neutralité républicaine, c’est de la neutralisation.
L’autre explication qui avait été donné c’est qu’il y aurait des personnes faibles à protéger de l’influence de leur entourage. Cela passe outre les analyses effectuées par de nombreux chercheurs et par mon laboratoire en particulier qui montrent qu’il s’agit d’une démarche tout à fait volontaire dans la plupart des cas. Je ne parle pas ici de l’Algérie ou du Maroc. Là c’est un autre problème. Mais en France, ce sont des jeunes filles fortes en tête, souvent bonnes élèves qui ont fait ce choix d’elles-mêmes.
Maintenant, on envisage d’interdire le voile à l’Université, à des adultes donc. Si des étudiantes refusent d’écouter mon cours parce qu’elles considèrent que mon enseignement est en contradiction avec le Coran, elles auront un zéro. En revanche si elles perturbent le cours, il suffit d’appeler la police pour les évacuer. Pas besoin de faire une nouvelle loi pour cela.
Une société moderne n’oblige pas ni dans un sens ni dans un autre. Empêcher des femmes de porter le voile, c’est comme obliger des femmes à le porter : c’est une « saoudisation » inversée. C’est en contradiction avec les principes d’une République laïque et surtout cela ne cible pas vraiment le problème, donc c’est inefficace. En plus cela nourrit la frustration d’un certain nombre de Musulmans qui ont l’impression d’être tout le temps attaqués et qu’on leur prête toujours des intentions qu’ils n’ont pas alors qu’ils veulent seulement vivre normalement.
Vous aviez surtout travaillé sur le bouddhisme auparavant. Comment vous est venu l’idée de vous intéresser à ce que vous appelez « le mythe de l’islamisation » ?
Je me suis rendu compte durant ma thèse que le Bouddhisme était perçu comme la bonne religion par excellence. Pourtant au Sri Lanka, par exemple, il y a des versions du Bouddhisme extrêmement violentes. Personne n’en parle. À l’opposé, l’Islam est forcément mauvais. On entend que c’est « un anti-Christiannisme, la religion de l’amour », ou qu’« ils, les Musulmans, veulent s’imposer à nous », etc…
J’ai voulu savoir si c’était vrai, naïvement. Et ce n’est pas le cas. Si j’étais tombé sur des résultats inverses, je l’aurais dit. Je ne cherche pas à défendre les Musulmans. En revanche, je défends la modernité, c’est-à-dire la possibilité pour différents modes d’existence et modes d’ « être » de se croiser dans un même espace social juridiquement protégé. Il y a peu de chances que ceux qui sont convaincus qu’une invasion est imminente achètent votre livre. Pour qui l’avez-vous écrit ?Je ne m’adresse pas au 74% de Français qui pensent que les Musulmans veulent imposer leur mode de fonctionnement, selon un sondage publié dans le journal Le Monde. Je m’adresse aux 5 à 6 millions de personnes qui ne savent pas quoi penser de l’Islam et des Musulmans, qui n’ont pas d’a priori sur la question. Je veux leur donner des arguments solides pour qu’ils comprennent que cette idée d’une islamisation de l’Europe est du fantasme.
Revenons donc à cette interrogation de départ de votre livre : « L’Europe est-elle envahit par les musulmans ? »
On entend partout qu’il y a une progression du nombre de Musulmans. Naïvement, je suis allé regarder les chiffres. De la natalité, d’abord. Partout dans le monde musulman, et particulièrement en Algérie, on assiste depuis 50 ans à un effondrement de la natalité. Le général de Gaulle a laissé l’Algérie alors que les rapports de force n’étaient pas défavorables à la France parce qu’il craignait une « bougnoulisation » du continent – c’est ce qu’il dit très clairement à son ami Clément Drone – et de voir des « bougnoules » à l’Assemblée Nationale.
Avec la chute de la natalité, le délire gaullien, « On va être envahit », est battu en brèche. Et pour ce qui est des Musulmans d’Europe, plusieurs études montrent que leur taux de fécondité tend à s’aligner sur celui de la moyenne européenne.
Du point de vue de l’immigration, certes il y a encore une forte immigration venant des pays du Maghreb pour des raisons de proximité à la fois historique et géographique. Mais d’un autre côté la part des migrants en provenance d’Asie, notamment de Chine, d’Europe extra-communautaire et d’Amérique du sud a augmenté depuis la fin des années 90. Après les Roumains et les Polonais, les Marocains n’arrivent qu’en troisième position des migrants vers la France, suivis de près par les Chinois. Enfin, en terme de conversions, les Musulmans ne « font pas le poids » par rapport aux mouvements évangéliques chrétiens qui sont passés de 0 à 500 millions d’adeptes en moins d’un siècle. L’Église évangélique n’a pas mauvaise presse comme l’Islam. Le débat en France porte régulièrement en ces termes : « L’Islam est-il soluble dans la démocratie ? »Dans le Coran il y a des textes qui, pour un esprit moderne, sont inacceptables. Mais comme il y en a dans l’Ancien Testament ! Par exemple, la polygamie est évoquée dans l’Ancien Testament de façon beaucoup plus massive que dans le Coran. Le mot « massacre » ou le mot « torture » sont 20 à 30 fois plus présents.C’est vrai qu’il existe une forme d’intégrisme dans le monde musulman. On constate aussi un retard de modernité dans le rapport homme-femme, pour tout un tas de raisons historiques. Mais ce n’est pas lié à la spécificité des textes, puisque les textes bibliques ne sont pas mieux. Quant à la séparation du politique et du religieux, cette distinction existait dans l’Islam avant le XIIIe siècle. À la base, le Catholicisme imbrique plus le politique et le religieux.Justement, vous revenez dans votre livre sur un événement marquant de ces dernières années qui montre comment la religion peut être instrumentalisée à des fins politiques : la polémique sur les caricatures de Mahomet.L’histoire des caricatures est très simple. Des populistes se sont fait élire au Danemark sur un programme anti-islamisation. Au même moment, un journal publie des caricatures qui ne préoccupent personne. Pas de réaction des Musulmans du Danemark pour dire « on est contre », contrairement à ce qu’on a dit. Seuls quelques diplomates de pays arabes protestent pour la forme et demandent un rendez-vous au premier ministre, geste diplomatique banal. Or, chose assez rare, le premier ministre refuse de les recevoir. Il le voit comme une fenêtre d’opportunité pour montrer à la population qu’il applique son programme.
Après cela, un imam de Copenhague, un peu dur mais sans grande notoriété décide lui aussi d’en faire sa fenêtre d’opportunité personnelle. Il se rend dans plusieurs pays arabes en montrant des caricatures dont on sait aujourd’hui que certaines n’ont jamais été publiées. On y voit notamment un Musulman se faire sodomiser par un chien. Les imams, puritains tout de même, en dehors de leurs pensées politiques, s’offusquent et le tout est monté en épingle. Il y a des manifestations en Syrie, en Iran…
Or on sait bien qu’à l’époque en Syrie et encore aujourd’hui en Iran s’il y a un rassemblement de plus de 50 personnes c’est que le pouvoir est d’accord. En France on diffuse alors des images de ces manifestations téléguidées par les pouvoirs en place, suivies de débats sur le thème : « Est-ce qu’on peut tolérer ce refus de la liberté de la presse dans nos pays ? » Alors que les Musulmans d’Europe n’ont pas bougé. Quand ils ont manifesté ce n’était pas contre la liberté d’expression mais pour le respect de leur religion.
Ne risquez vous pas de minimiser la menace terroriste en dressant un portrait trop angélique de ceux qui s’expriment au nom des Musulmans ?
Il y a d’abord le constat de la réalité. Depuis le début des années 80, au moment où le terrorisme d’extrême gauche anticapitaliste a été démantelé, la place a pour ainsi dire été prise par le terrorisme se revendiquant de l’Islam, qui a voulu être le terrorisme révolutionnaire mondial. D’ailleurs vous remarquerez que l’Ayattollah Khomeiny et tous ces gens-là sont des lecteurs de Karl Marx donc on peut parler d’un Islamo-marxisme.Partant de ce constat, il ne faut pas tout confondre. Si vous mettez sur le même plan le salafisme piétiste, qui représente 80% du salafisme, avec le terrorisme qui se revendique de l’Islam, avec les mouvements islamistes et même avec les Musulmans, alors vous laissez prospérer le terrorisme car ils peuvent plus facilement se mêler aux autres.Ce que les Algériens savent mieux que quiconque c’est que les premières victimes du GIA sont des Musulmans, ce ne sont pas des Chrétiens. Ce n’est pas l’Islam qui veut vaincre l’Occident, ce sont des Musulmans particuliers qui ont des intérêts particuliers. Ils font reposer leurs intérêts politiques sur une interprétation littéraliste du Coran. Mais cela ne doit pas être confondu avec la résurgence d’un sentiment religieux même si dans ses signes extérieurs, il a l’air rigoriste.Les musulmans sont les premières victimes de l’Islamisme et pourtant celui-ci nourrit l’islamophobie aujourd’hui en France et dans le reste de l’Europe.
Qu’est-ce qui explique cette peur ?
Recensement des actes islamophobes en France par le Collectif contre l’Islamophobie en France
Cette paranoia, car je ne pense pas qu’il s’agisse de phobie mais de paranoïa, s’explique par le déclin de l’Europe. Elle a perdu sa prééminence symbolique, ce qui lui restait de prestige. Bourdieu appellait cela le capital symbolique. On l’observe à travers des évènements tels que l’intervention en Irak où les Américains passent outre l’avis des Européens. On le voit à travers la culture: le cinéma ne s’exporte plus, les romans français ne sont plus traduits. Plutôt que de chercher à se construire de manière positive, les Européens se cherchent un ennemi commun. Cela donne le discours anti-Islam de Marine Le Pen.La stigmatisation des Musulmans se retrouve également au sein de partis dit républicains, non ?Absolument ! Il y a eu la charte de la droite forte à l’UMP. L’article 3, entièrement focalisé sur l’Islam, propose la mise en place de mesures spéciales comme des procédures administratives plus compliqués pour la construction des Mosquées que pour celle d’autres lieux de culte ou encore la signature d’une charte par les imams pour dire qu’ils respectent l’égalité homme-femme car ils sont suspects a priori de ne pas la respecter. Les mesures spéciales de triste mémoire, c’est Vichy. Comment peut-on comprendre qu’un sandwich hallal ou une nounou qui porte le voile devient un problème de sécurité nationale si on ne voit pas qu’on est dans la paranoia ? Comme on est en situation d’urgence on a l’impression qu’on peut tout se permettre, y compris transgresser les Droits de l’Homme.Le changement politique suite à l’élection de François Hollande a-t-il changé la donne ?Non, cette question transcende les clivages politiques. On est dans une transformation de l’échiquier politique européen qui a commencé avec la Hollande, puis la Suisse, l’Autriche, le Danemark. La France cherche son leader pour s’en sortir et elle le cherche à travers ce nouveau populisme qui n’est ni de droite ni de gauche et qui est en train de dominer tout l’échiquier politique européen.