L’Islam marketing
Quand le capitalisme prend d’assaut le religieux
De grands encarts pleins de chiffres barrés, des réductions aussi « exceptionnelles » que sempiternelles, des promesses d’évolution et de résultat dignes des émissions de téléachats, des estimations pécuniaires de l’enseignement et de la prédication qu’on penserait tout droit sorties des meilleures foires de Paris… C’est devenu la nouvelle tendance des structures appelant à la religion d’Allah sur le monde fou de la Toile : les codes marketing à la sauce islamique, pour vendre à une communauté au prix fort sa propre identité en produit empaqueté. Et le malaise grandissant que cela procure à chaque nouvelle formation qui naît, associé à l’entêtement duquel ses partisans font preuve nous poussent à nous poser la questions : qu’est-ce qui nous a amené à toutes dérives, et comment s’en sortir ?
Entre salaire et dignité
Que l’on saisisse bien le propos : il ne s’agit pas ici de défendre l’idée que l’enseignement devrait se faire entièrement gratuitement, bien au contraire. L’enseignant a parfaitement droit de recevoir un salaire - pour peu qu’il le mérite -, que ce soit religieusement ou rationnellement, et prétendre l’inverse est une pure aberration qui cache souvent une avarice à peine voilée.
Religieusement, j’en veux pour preuve le hadīth du Prophète صلى الله عليه وسلم rapporté par Al-Bukhāri dans lequel il dit : « La chose méritant le plus que vous preniez un salaire est le Livre d’Allah ». C’est également l’avis de référence chez les savants notamment malikites. Ils stipulent à ce sujet que le salaire pour l’enseignement du Qur’ān est autorisé dans l’absolu, l’imām Malik dit à ce sujet dans la célèbre « Mudawwana » : « Il n’y a aucun mal à cela ». L’imām Ad-Dassūqī dit : « Il est autorisé de prendre un salaire pour l’enseignement du Qur’an car les gens ont la volonté de l’apprendre et que les salaf (prédecesseurs) prenaient un salaire pour cela ». De même pour l’enseignement des sciences religieuses, point sur lequel les références divergent entre dire que c’est autorisé mais détestable (soutenu par Ibn al-Qāsim), pour ne pas que ça empêche la diffusion de la science, ou autorisé sans que ça ne soit détestable (soutenu par Ibn Yūnus) car tout travail mérite salaire, ce qui est le plus correct. « Ḥāshiyat ad-Dassūqī ʿalā ash-Sharḥ al-Kabīr » v.4 p.18.
Et rationnellement, il est parfaitement logique de se dire qu’un professeur qui sacrifie de son temps, prépare un cours, le structure, l’agrémente de supports, travaille sa pédagogie, met à profit son expérience ; mérite une contrepartie, surtout quand c’est sur son temps personnel. Lorsque l’on sait qu’une heure de cours demande souvent une à deux heures de préparation, c’est d’autant plus important de donner à celui qui fait ce sacrifice une contrepartie suffisante à combler ses besoins par la suite pour qu’il puisse s’atteler aussi à en faire profiter de manière stable, et on pourrait citer des centaines de textes religieux et citations des prédécesseurs qui y invitent. Fait même partie du respect et de la révérence envers la religion que de payer les enseignants à cet égard comme citent beaucoup de récits des pieux prédécesseurs, et on aura l’occasion de revenir sur ce sujet plus amplement.
Néanmoins, il ne s’agit pas ici de la simple rémunération, mais de tout le processus et la mentalité qu’il y a derrière. Car s’il est légitime d’être payé, il y a l’art et la manière, et l’Islam nous impose en cela une certaine éthique absolument indissociable de nos pratiques, en particulier quand il s’agit de transmission de ce patrimoine qu’est la science religieuse. Or le marchéage à outrance, les techniques de vente farfelues ou ridicules, le sponsorship, les attrapes-nigaud du marketing digital, les « formations » à des prix exorbitants pour un contenu aseptisé et généralement loin de l’enseignement traditionnel… Tout un univers qui se créé dans lequel l’Islam devient une simple marchandise comme une autre, exposé sur l’étalage du « tout s’achète, tout se vend ».
« Islamness is business ? »
Si les contradicteurs pourraient rétorquer que tout ça n’est qu’en vue de faciliter l’accès au religieux en le modernisant, tout en donnant à ceux qui l’enseignent de quoi vivre, on pourrait répondre qu’il est totalement concevable d’accomplir ces objectifs sans pour autant abuser des arguments mercantiles. Et c’est même une recette vieille comme le monde qui a marché de tous temps et qui est traitée dans les livres de Fiqh (jurisprudence), preuve que la question en soit n’a rien de nouveau. Mais la réalité est que tout ce tapage a contribué à faire de ces contenus islamiques une valeur marchande et mépriser en quelque sorte l’Islam en attentant à sa sacralité tant au regard de l’enseignant (ou plutôt du vendeur) que du public visé.
On peut se poser la question : où est la dignité que la religion, et particulièrement l’enseignement de cette religion, nous demande d’adopter, dans ce genre de méthodes ? Quelle sacralité préserve-t-on quand on apprend aux gens à faire la prière pour un demi-millier d’euros, à l’heure où les compagnons l’enseignaient aux gens sur le minbar (chaire du discours) en toute simplicité ? Quand on se permet de « vendre » la concentration dans la prière, une valeur hautement et purement spirituelle, ou encore la récitation de quelques courtes sourates ? Quand on met sa personne en scène pour vendre des formations aguicheuses sur des thèmes « pièges à clic » sans en avoir la légitimité, et sans réel profit derrière ?
Quand le Prophète صلى الله عليه وسلم nous dit dans le ḥadīth : « Ce bas-monde est maudit, ainsi que tout ce qu’il contient, sauf le rappel d’Allāh et ce qui s’y rattache, un savant et un étudiant » (Tirmidhī), il est légitime de se demander dans quelle catégorie se situe cet enseignement « new gen ». Et si un autre ḥadīth mentionne que « les terres les plus aimées d’Allah sont les mosquées et les terres les plus détestées de Lui sont les marchés », force est de constater que la frontière entre les deux se fait de plus en plus fine devant ces nouvelles pratiques corrosives.
Ainsi, mériter son salaire est légitime, certes, mais il y a clairement un juste milieu qui s’est perdu entre contrepartie et commerce, et il est vital de se rappeler du modèle des prophètes qui appelaient en
disant : « Ô mon peuple, je ne vous demande pas de richesse en retour. Mon salaire n'incombe qu'à Allah. Je ne repousserai point ceux qui ont cru, ils auront à rencontrer leur Seigneur. Mais je vous trouve des gens ignorants. » (Hūd : 29), et ce afin, à défaut de les égaler complètement, d’au moins essayer de leur ressembler dans la dignité et le respect.
Allah sait mieux.
Mohamed Nadhir Al Khannoussi
5 février 2020